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Jérôme Colin (Fifty-Five) : “Apple défend davantage ses intérêts particuliers que la vie privée des internautes”

Jérôme Colin, head of strategy consulting de l'agence en marketing numérique Fifty-Five (You & Mr Jones), rappelle que derrière sa posture de "chevalier blanc de la privacy" des internautes, en voulant réduire le tracking dans son écosystème, Apple cherche avant tout à nuire aux intérêts publicitaires de ses concurrents GAFAM. Les éditeurs et les marques en seront aussi les victimes collatérales. Accélérer ses efforts sur la first party data devient essentiel.

Par . Publié le 07 septembre 2020 à 15h58 - Mis à jour le 07 septembre 2020 à 15h58

 

En 1984, dans un spot publicitaire resté célèbre, Apple présentait le Macintosh comme l’instrument de la libération de la tyrannie de Big Brother, alors incarné par IBM. Trente-cinq ans plus tard, Apple remet son armure de chevalier blanc, cette fois pour se poser en défenseur de la vie privée des mobinautes. Une attitude qui irrite l’écosystème publicitaire, Facebook dernièrement, mais également tous les acteurs publicitaires, car elle est loin d’être désintéressée.

Jusqu’à présent, les éditeurs d’applications installées sur un iPhone et leurs partenaires pouvaient librement collecter l’identifiant technique mis en place par Apple (IDFA) et l’utiliser pour leurs besoins publicitaires, ce qui leur permettait de rapprocher les données en leur possession sur un même utilisateur. Facebook, en particulier, monnayait cette connaissance intime des mobinautes à travers son programme publicitaire Audience Network. Ce service permettait d’ailleurs aux éditeurs tiers d’exploiter toute la richesse des données de Facebook… en dehors de l’écosystème Facebook.

Mais à compter de la prochaine version du système d’exploitation d’iOS, prévue pour la fin de l’année, la collecte et le partage de l’IDFA ne seront plus automatiques et l’utilisateur devra y consentir explicitement. Craignant une large majorité de refus, Facebook a annoncé préférer s’abstenir de solliciter l’IDFA des utilisateurs concernés. Ce qui, de facto, mettra fin à l’Audience Network sur cette population.

L’impact le plus important sera pour les pure players sur applications 

Pour Facebook, ce n’est qu’un coup de canif dans ses revenus colossaux, mais pour beaucoup d’éditeurs et d’annonceurs, les conséquences seront bien plus dommageables. Les médias seront évidement touchés, mais l’impact sera très important surtout les éditeurs d’applications qui n’existent que sur le mobile : les éditeurs de jeux et d’utilitaires, notamment.

Sans la connaissance intime des individus qu’apporte Facebook, il leur sera très difficile de proposer des publicités personnalisées. Les annonceurs y perdront aussi en finesse de ciblage, en maîtrise de la diffusion de leurs messages et en qualité de mesure de leurs campagnes.

Les éditeurs ne pourront que vendre moins cher des espaces devenus plus flous (une baisse de 40 % à 60 % est attendue !). Pour ceux qui dépendent beaucoup, voire uniquement, de la publicité, le coup sera rude. Quant à ceux qui ont un modèle payant, reposant sur des abonnements ou des achats dans l’application, rappelons qu’Apple leur prélève une dîme de 30 %.

Devant les émois que cette annonce a causés, Apple a toutefois accordé un délai aux développeurs, repoussant le lancement de cette fonctionnalité d’iOS 14 à 2021 et publiant des détails technique pour mieux l’intégrer aux applications. Toutefois ces répercussions sur l’écosystème publicitaire n’émeuvent guère Apple, dont le modèle économique est presque entièrement construit sur une relation commerciale directe avec ses utilisateurs.

Alors que les ventes d’iPhone arrivent à maturité, pour ne pas dire qu’elles plafonnent, sa priorité va à sa gigantesque base installée de près d’un milliard et demi d’utilisateurs, qu’il lui faut préserver, protéger et monétiser à long terme. Pour cela, Apple développe des services (TV+, News+, Arcade…), soigne la sécurité et l’expérience (sans publicité) et surfe opportunément sur les tendances sociétales, dont le respect de la vie privée fait incontestablement partie.

Peut-être aussi pour cacher un manque d’innovations réelles depuis 2010 ? Dans tous les cas, le consentement concernant l’IDFA ne fait que préempter et renforcer les réglementations en vigueur (RGPD) ou en gestation (ePrivacy) en Europe. Renforçant à peu de frais son image de champion de la privacy – et alors même que dans les faits, la sécurité d’iOS est éprouvée avec des failles de plus en plus fréquentes -, Apple fait d’une pierre deux coups en se différenciant de ses grands rivaux pour la domination de la sphère digitale et en écornant au passage leurs modèles largement (Google) ou exclusivement (Facebook) fondés sur la publicité.

Une nécessité : se concentrer sur la first party data

Pour les éditeurs et les annonceurs, cette initiative d’Apple vient confirmer qu’il sera de moins en moins aisé d’accéder à des données tierces (third party data). En conséquence, les annonceurs devront soigner encore davantage la collecte, la gestion et la valorisation de leurs propres données (first party data), notamment en développant des univers logués. Étape clé du processus, la sollicitation du consentement devra faire l’objet d’une attention particulière et les formulaires, tout en respectant la réglementation, devront être testés et optimisés à la manière des sites et applications.

Par ailleurs, il sera plus fondamental que jamais de consolider et de décloisonner les données clients à l’intérieur de l’entreprise, et d’utiliser l’intelligence artificielle pour segmenter la cible en populations homogènes. De la personnalisation, on passe à la “persona-lisation”. Et enfin, pour toucher les utilisateurs d’iPhone ou dans tout autre environnement digital clos, il faudra s’en remettre à la publicité contextuelle, qui va faire son grand retour dopée à la data.

Bref, en défendant son positionnement de fabricant résolument tourné vers l’utilisateur final, Apple accélère la transformation de la publicité digitale et pousse les éditeurs, médias et annonceurs à renforcer leur propre stratégie data.

Les plus attentifs noteront que Google, qui utilise également l’IDFA mais bénéficie par ailleurs de son écosystème Android, ne s’est pas ému publiquement de l’annonce de son concurrent : discrètement ses équipes accélèrent toutefois pour développer les prochaines solutions AdTech compatibles avec un monde plus anonymisé : moins de cookies et d’identifiants, bref, de data

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